Par David Valentine
Le terme grec enkyklos paideia est attesté pour la première fois au IVe siècle avant J.-C., sous la plume d’Aristote (Inglebert, 2005, p. 349). Comme toutes formes particulières de l’écriture et des documents, le projet encyclopédique se déploiera au fur et à mesure des transformations technologiques. C’est sous l’angle du concept de la remediation (ci-après désignée remédiation, en français sans italique) (Bolter, 2001) que nous nous proposons d’approcher les rapports entre l’encyclopédie et ses formes matérielles. La remédiation consiste en une médiatisation d’un objet antérieurement puis concurremment supporté par un autre type de médium. Dans les termes de Bolter : « a newer medium takes the place of an older one, borrowing and reorganizing the characteristics of writing in the older medium and reforming its cultural space […]. [R]emediation involves both homage and rivalry, for the new medium imitates some features of the older medium, but also makes an implicit or explicit claim to improve on the older one » (Bolter, 2001, p. 23). On comprend que la notion de remédiation tient moins de la rupture que du dialogue, et conséquemment les technologies sont dès lors considérées comme étant partie intégrante des contextes socioculturels. De là, nous tenterons ici de poser quelques jalons autour de l’évolution de la forme matérielle de l’encyclopédie.
Dès l’Antiquité plusieurs penseurs proposent d’articuler de grands ensembles de connaissances. L’œuvre d’Aristote en est un exemple célèbre, ce philosophe étant parfois considéré comme le premier véritable encyclopédiste (Einbinder, 1964, p. 19). Pline l’ancien, avec son Histoire naturelle, témoigne quant à lui d’un ouvrage pour ainsi dire titanesque, dont l’« approche encyclopédique » (Lawson, 2004, p. 193) ne fait aucun doute.
Les formes encyclopédiques qui ont par la suite évolué avec l’apparition progressive du codex apportent un accomplissent progressif des modes d’organisation qui relèvent d’une catégorisation et d’une hiérarchisation de plus en plus marquées (Bolter, 2001, p. 84). La diffusion des Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella repose essentiellement sur le codex, comme en témoignent sa popularité et sa grande durabilité dans le monde médiéval (Tesnière, 1996, p. 58). La forme matérielle de l’ouvrage favorisera sa manipulation, ce qui viendra soutenir la durabilité que nous venons d’évoquer : « it had the salient advantage of offering a well-proportioned and comprehensive treatment of all the liberal arts in the compass of one comfortable-sized book » (Stahl, 1971, p. 22). D’autres ouvrages de même portée sont produits durant le Moyen Âge occidental, toujours supportés par le codex. Isidore de Séville avec ses Étymologies (VIIe siècle) est souvent considéré comme un pionnier de la littérature encyclopédique médiévale (Derolez, 1967, p. 308). Ce mouvement d’élaboration encyclopédique continuera de se développer avec Hugues de St-Victor et Vincent de Beauvais. Ce dernier donne un tour quelque peu multiculturel à son Speculum Majus, puisant dans des sources grecques, latines, arabes et hébraïques (Einbinder, 1964, p. 22). Ces auteurs accomplissent graduellement la transformation de l’organisation du contenu, rendue préalablement possible par les nouvelles potentialités du codex. On pourrait toujours ajouter à cela la scolastique, qui, selon Bolter (2001, p. 82), relève d’une ambition encyclopédique, en ce qu’elle prend la forme, pour Curtius (1973, p. 326), de sommes (summa) dont l’objectif était de rendre cohérent un ensemble d’articles traitant d’une question donnée. On peut en effet y déceler ces ambitions encyclopédiques, ajoutant désormais des systèmes de renvois plus élaborés, notamment à travers l’œuvre de Thomas d’Aquin.
Du côté de l’imprimerie, The Advancement of Learning de Francis Bacon est un de ces ouvrages notables. L’organisation de l’information, jusqu’ici relativement limitée en ce qui concerne la possibilité d’établir des « relations entre les sujets eux-mêmes (traduction libre) » (Collison, 1966, p. 82), prend un tour nouveau. Bacon organise un système philosophique qui classe les savoirs en trois catégories : la mémoire, l’imagination et la raison. De l’aveu de d’Alembert lui-même, le système figuré des connaissances humaines de L’Encyclopédie se réclame directement de Bacon. On voit donc se dessiner le phénomène de remédiation : L’Encyclopédie, tout comme l’Encyclopædia Metropolitana ultérieurement, cherche à concilier une organisation philosophique et alphabétique de l’information (Bolter, 2001, p. 85 6). « Les notions sont donc dispersées dans l’ordre alphabétique mais la présence du système [philosophique] s’affirme tout au long […] par le dispositif des renvois » (Taffarelli, 1980, p. 96). De plus, l’imprimerie donne lieu à une production textuelle jusque-là inégalée. Grâce aux nouvelles formes d’organisation qu’elle favorise, elle devient un agent permettant de s’orienter dans l’abondance croissante des contenus qui en découle. C’est pourquoi l’offre encyclopédique apparaît ici fortement liée à la forme matérielle en vigueur.
Un autre enjeu important se présente ici : celui de la véracité des contenus du livre tel qu’il s’est graduellement construit dans l’espace culturel. Les principaux termes de cette problématique seront fortement remis en question par le numérique. On peut ici pointer le concept de la fixité et de la finitude du texte qui est scellé par l’auteur, ou plutôt par la fonction-auteur (Foucault, 1994). Elizabeth Eisenstein (1979) soutient que la fixité et la standardisation du livre, influencées par l’imprimé, auraient eu des effets pratiquement déterminants sur la pensée occidentale. Ils amèneraient, entre autres, ce qui est considéré comme un gage de véracité. L’encyclopédie répond désormais aux principaux critères qui font de ce genre d’ouvrages le support de la fiabilité au sein de ce que Eisenstein (1979) nomme « la culture de l’imprimé ».
Dès lors, plusieurs modes de rapport au texte coexistent, et leur enchevêtrement appelle à l’observation de la remédiation là même où Bolter voulait la poser, c’est-à-dire à l’aulne du monde numérique. Toutefois, si les grandes encyclopédies se présentent sous différentes formes numériques, cela ne signifie pas pour autant qu’elles embrassent l’ensemble des potentialités des supports qui en découlent. Un peu à la manière des incunables auxquels on voulait donner l’apparence des manuscrits, les sites Web, CD et DVD offerts par les éditeurs des grandes encyclopédies s’en tiennent généralement aux grands principes de la valorisation dans le monde imprimé : le texte est stable, au moins sur une période donnée, c’est-à-dire fixe et fini, bien qu’il appelle l’hypertextualité.
Pour prendre un exemple central d’un encyclopédisme réellement numérique, on ne pourrait faire abstraction de Wikipédia. Conçue pour le Web, cette encyclopédie compte sur les potentialités inhérentes à l’ensemble de l’Internet, mais elle s’inscrit dans un contexte socioculturel où de nombreux modes de rapport aux textes entrent en dialogue, débattent et se chevauchent, à la manière de ce qu’implique l’idée de la remédiation. Par exemple, on sait que pour certaines textualités prémodernes où l’oralité dictait la cadence, le texte, matérialisé par la parole ou quelques fragments, était soumis à une constante réactualisation. Non pas que l’on doive ni que l’on puisse ici rapprocher ce genre d’artéfact à l’encyclopédie, mais leur matérialité respective (l’oralité et l’éphémère note manuscrite d’un côté, et la numérisation sur le Web de l’autre) permettent de souligner le caractère mouvant d’une certaine classe de textes étrangers à l’imprimé. C’est que les rapports entre fixité et mouvance du texte se présentent à nouveau. Et beaucoup d’autres aspects seraient à considérer. Une analyse plus approfondie aurait beaucoup à nous apprendre à ce sujet (Pour de plus amples développements, voir Barbe, Merzeau et Schafer, 2015). Mais on peut déjà apercevoir d’un coup d’œil l’ampleur du processus de remédiation qui se trame dans la période de transformations technologiques que nous vivons.
Enfin, à la lumière de notre survol, disons que la remédiation s’opère constamment à travers l’évolution des formes socioculturelles qui placent la matérialité de l’écriture au centre des préoccupations. D’autre part, les grandes différences entre les charnières en question tiennent tout aussi bien de la diversité des formes matérielles du texte. De ces diverses matérialités relèvent les divers modes de rapport aux textes, et l’encyclopédie apparaît donc intimement liée à l’histoire du livre.
Références bibliographiques
Barbe, L., Merzeau, L. et Schafer, V. (dir.). (2015). Wikipédia, objet scientifique non identifié. Nanterre : Presses universitaires de Paris Ouest. Repéré à http://books.openedition.org/pupo/4079
Bolter, J. D. (2001). Writing Space: Computers, Hypertext, and the Remediation of Print (Second Edition). Mahwah, NJ : Lawrence Erlbaum Associates.
Collison, R. (1966). Encyclopaedias: Thier History Throughout the Ages (second). New York & London : Hafner Publishing Company.
Curtius, E. R. (1973). European literature and the Latin Middle Ages (traduit par W. R. Trask). Princeton : Princeton University Press.
Derolez, A. (1967). Un colloque sur le « Liber Floridus ». Scriptorium, 21(2), 307 312. doi:10.3406/scrip.1967.3307
Einbinder, H. (1964). The Myth of the Britannica. New York : Grove Press.
Eisenstein, E. L. (1979). The printing press as an agent of change: communications and cultural transformations in early modern Europe (vol. 1-2). Cambridge ; New York : Cambridge University Press.
Foucault, M. (1994). Qu’est-ce qu’un auteur ? Dans Dits et écrits: 1954-1988 (vol. I, p. 789 821). Paris : Gallimard.
Inglebert, H. (2005). Chapitre VII. Les cultures du monde romain. Dans Histoire de la civilisation romaine (p. 335 418). Paris : Presses Universitaires de France. Repéré à DOI 10.3917/puf.ingle.2005.01.0335
Lawson, R. M. (2004). Science in the Ancient World: An Encyclopedia. Santa Barbara : ABC-CLIO.
Stahl, W. H. (1971). Martianus Capella and the seven liberal arts. The Quandrivium of Martianus Capella. Latin Traditions in the Mathematical Sciences (vol. 1). New York : Columbia University Press.
Taffarelli, J.-L. (1980). Les systèmes de classification des ouvrages encyclopédiques. Villeurbanne : École nationale supérieure des bibliothèques.
Tesnière, M.-H. (1996). De l’écriture, « jardin de Sagesse », au Livre des merveilles du monde : six modèles d’esprit encyclopédique médiéval. Dans R. Schaer (dir.), Tous les savoirs du monde, encyclopédies et bibliothèques, de Sumer au XXIe siècle (p. 57 97). Paris : Bibliothèque nationale de France / Flammarion.