Par Rui Liu

L’été 2016 commençait sans que je m’en rende compte. Admise à l’EBSI, je devais démissionner de mon travail, chercher et finalement trouver un appartement à Montréal (quelle épreuve !), planifier le déménagement de Québec. Le premier après-midi où j’ai pu prendre le temps de m’asseoir avec un café et penser à ce choix que j’avais fait pour l’avenir, je n’ai pas pu m’empêcher de constater que j’avais un vrai été d’étudiant devant moi : deux mois sans revenu ni obligation ![1] Après avoir travaillé presque quatre ans à temps plein, c’était rafraîchissant de penser sous une nouvelle perspective. Et comme tout étudiant sage, en été, je suis rentrée chez moi : c’était le temps de revenir en Asie pour visiter la famille, la première fois depuis mon arrivée au Québec en janvier 2015.

Japon : des trains et des bunkobon

Je vais au Japon régulièrement pour visiter mes parents qui travaillent là-bas depuis des années, pourtant j’en connais peut-être moins qu’un voyageur moyen qui a fait un voyage organisé intense. C’est à cause du piège de la tendresse familiale : on ne se lance pas à l’aventure avec les parents, on régresse, de retour dans leur maison bien ménagé, et on mange. On redevient, comme le décrit à merveille l’expression chinoise, l’enfant qui sait seulement « étendre les bras quand les vêtements viennent et ouvrir la bouche quand la nourriture s’approche ». Cette fois, par contre, mes parents m’ont fait voyager : une semaine dans la région de Kansai (Osaka, Kyoto et Nara) avant de régresser dans le nid à Niigata.

Et tout ça se fait en train. Le Japon a un réseau de train extrêmement dense et complexe. Pourtant, une fois réglé le casse-tête de savoir quelles passes acheter, on peut vraiment avoir un séjour détendu. Vous avez manqué un train régional ? Le prochain est dans quinze minutes ! Et il se pourrait que vous souhaitiez que le temps d’attente soit plus long, histoire d’engloutir bruyamment un bol de ramen, debout au comptoir, ou payer 300 $ US et déguster les œuvres d’un chef sushi (oui, les meilleurs restaurants se trouvent souvent dans la station de train !). Une fois hors de la station, la destination n’est jamais à plus d’une dizaine de minutes : l’occasion pour une balade d’observation. Dans l’éventualité où l’attraction touristique se trouverait un peu plus loin, il est bien probable qu’une correspondance en métro puisse vous y emmener.

On passe donc beaucoup de temps dans une rame pendant un voyage au Japon. J’en profite pour rattraper un peu de sommeil ou exercer le « people-watching » discrètement, tandis que les Japonais, eux, lisent des bunkobon.

Le bunkobon, c’est un format de livre de poche, de taille A6 (105×148mm), adopté notamment par les mangas, qui devient de plus en plus populaire au Québec. Comme le « livre de poche » de Hachette, ce format est grandement utilisé pour offrir une version moins onéreuse des livres déjà publiés en livre relié, et sa plus petite taille permet aux lecteurs de lire dans les transports publics, très utilisés au Japon. Un ouvrage lourd et épais pourrait ainsi être coupé en plusieurs volumes, moins intimidant pour les lecteurs qui auraient eu peur autrement d’entamer la lecture des (à titre d’exemple) 741 pages de la Chronique de l’oiseau à ressort en version traduite française, publié en trois bunkobons au Japon.

À chaque fois que quelqu’un sortait un bunkobon de son sac, je ressentais une forte envie de lire. Si ce bunkobon sorti était soigneusement emballé avec une belle couverture en coton de même taille, je hurlais à l’intérieur pour me demander avec amertume pourquoi j’avais abandonné mes études du japonais, me privant ainsi d’être la propriétaire d’un objet d’une telle beauté et d’une telle utilité qui rendrait mes livres heureux, s’ils avaient des cœurs. Serait-il possible qu’on puisse tomber amoureux de la lecture simplement à cause du format du livre ? Pour ma part, j’en suis totalement convaincue.

Chine : une étrangère chez soi

Après deux semaines au Japon, je me suis permis une semaine de plus de vacances pour visiter mes grands-parents, avec qui j’ai vécu les dix-huit premières années de ma vie. Ma ville, Taiyuan, se situe à l’ouest de la capitale Beijing, à trois heures de TGV. Depuis des années, j’ai abandonné l’idée de prétendre être une locale : le nouveau système routier 3D, les cinq lignes de métro en construction, l’embellissement au bord de la rivière Fen et une multitude d’autres projets me laissent souvent à la fois émerveillée et mélancolique.

Parmi ces nouveaux développements se trouve la bibliothèque provinciale, nouvellement déménagée dans un impressionnant bâtiment de quatre étages, qui conserve et met en circulation quelques 3 400 000 documents physiques et virtuels. Elle se situe à proximité du Musée des beaux-arts de Taiyuan, du grand théâtre et d’un centre d’achat rempli de produits de marques branchées. Toutes ces institutions partagent un gigantesque stationnement où l’on doit attendre une demi-heure pour qu’un espace de stationnement se libère. Un peu angoissée à l’idée d’avoir gaspillé tout ce temps pour rien, je me demandais à quoi servait une grande bibliothèque quand les gens avaient autant de mal à y entrer.

Lors de ma visite, j’étais accompagnée de la famille de ma cousine qui ne fréquente pas la bibliothèque. « Les gens ne lisent plus ! Si on lit, on télécharge », a-t-elle dit, en guise de me mettre à jour de ce qui se passe dans ma ville natale. Une attitude plutôt actuelle partout, sauf en Chine : quand on « télécharge », c’est souvent en contournant les droits d’auteurs. Attristée, j’ai visité la bibliothèque étage par étage, apaisée par des rangées de romans, de récits locaux historiques, de disques compacts et des lecteurs silencieux. Dans le magasin du rez-de-chaussée, j’ai acheté quelques souvenirs artisanaux habilement créés par des artistes locaux, et une fois sortie, je me suis retrouvée, presque souriante, emportée par une marée humaine, assez puissante pour renverser un bon banlieusard.

En attendant ma petite nièce de quatre ans qui explorait de mystérieux escaliers qui ne mènent nulle part, je voyais passer des hommes et femmes de tous âges, leurs emprunts du jour à la main. Un ouvrier en uniforme taché qui souhaitait de toute évidence apprendre à dessiner à la plume, un homme d’une vingtaine d’années à la mine sombre avec en mains son recueil de poésie signé Baudelaire. Deux parents fatigués essayaient de protéger leur enfant des passants parce que le gamin n’arrêtait pas de sortir ses albums du sac et ne regardait pas la route.

D’une certaine façon, bien qu’étant une étrangère chez moi, je reconnaissais ma ville en regardant les gens sortir de la bibliothèque. J’y ai trouvé un moment de sérénité malgré tout, quelque chose de rare et de précieux dans une Chine en grands changements et parfois en perte de repères.

 

Sources consultées

Morita, S. (2014). The Japanese and their small books. Récupéré à http://seijaku.co.uk/blog/2014/02/19/the-japanese-and-their-small-books/

Bunkobun (s.d.). Dans Wikipédia : l’encyclopédie libre. Repéré à https://en.wikipedia.org/wiki/Bunkobon

[1] En Chine, les étudiants travaillent peu en vacances (supportés par les parents bien sûr, et sont encouragés à étudier plus : scénario typique de ma génération).

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